Je passai les jours suivants chez Gilles. Il essaya de me convaincre de l’intérêt de vivre à Combs-la-Ville en m’emmenant courir sur des petits sentiers traversant d’immenses champs où trottaient paisiblement des chevaux bercés par le chant des petits oiseaux et la musique de la brise caressant les feuilles des arbres…le bougre connaissait mon point faible : les z’animaux.
J’interrompis mon footing dès que j’aperçus les équidés et je me pressai contre l’enclos :
-Oh le pitit poney comme il est meûgnon !Tu veux faire un calinou à tata Magali ?
Gilles me regardait. Son visage se fendait du sourire arrogant de celui qui croit avoir vaincu. Je me ressaisis. Je m’écartai de l’enclos, repris ma course et déclarai : " Pff, m’en fous, au parc des Buttes-Chaumont y’a des canards. "
J’avais failli me laisser attendrir.
Heureusement, le lendemain cet épisode n’était plus qu’un lointain souvenir. Gilles était parti travailler à cinq heures. Je m’étais levée vers neuf heures, avais pris mon petit déjeuner devant " Amour, Gloire et beauté ", et après une douche rapide et fraîche afin de raffermir mes seins (la ptôse mammaire est un fléau, je l’ai déjà dit), j’entrepris de faire un peu de ménage. C’est alors que, dans un éclair de lucidité, la vérité m’apparut dans sa terrible cruauté : j’étais devenue une femme au foyer désespérée. Cette vision de moi-même me fut insupportable. Je lâchai mon balai. Mon cœur battait la chamade, mes jambes flageolaient. Moi, la femme d’extérieur, la non-fée du logis, la non-maîtresse de maison, la non-ménagère de moins de cinquante ans, que faisais-je donc là ?
Je décidai d’appeler Gilles afin de le sommer de rentrer au plus vite. La sonnerie de son téléphone me fit sursauter : il avait oublié son portable chez lui. Je pris machinalement l’engin et regardais mon prénom qui clignotait sur l’écran où apparaissait une photo de moi beaucoup, beaucoup, trop sombre. Je décidai donc de la changer. " Bah, il doit bien en avoir d’autres mieux, pensai-je en parcourant le dossier "photos " du téléphone. "
Hélas, je me fourvoyais. Je ne trouvai AUCUNE autre photo de moi. En revanche, ce traître de Gilles possédait non pas une, non pas deux, mais TROIS photos de son ex. GRRRR, que cette fille m’agace.
Sur la première photo, elle collait son oreille à son portable et ses yeux fixaient l’objectif avec un regard inexpressif digne de Steven Seagal.
Sur la deuxième, cette cruche posait avec un casque intégral vissé sur sa tête vide. Genre, " oui oui, je fais de la moto, non, non, je n’ai peur de rien. Hihihi "
Enfin, sur la troisième, son visage apparaissait en gros plan, entouré de ses petites mains. Bizarrement, sur ce dernier cliché, je la trouvais moins moche qu’à l’accoutumée. Presque jolie en fait. Les photos, parfois, ça avantage drôlement.
Je réprimais ma rage lorsque Gilles arriva enfin. Pour être honnête, je ne voulais pas qu’il m’accuse d’avoir "fouillé " dans son portable. Je restai donc charmante pendant tout le reste de la journée.
Le soir, je retrouvai Géraldine, Myriam 2 et Aude au Abbesses. Le quartier était en fête. Tous les commerçants étaient restés ouverts et avaient dressé des tables devant leurs vitrines. Cakes, gâteaux, sangria, vin, tous proposaient de quoi se restaurer "à la bonne franquette ". Des enfants dansaient devant des musiciens amusés, des djeuns riaient, des garçons draguaient. Nous avons acheté des colliers, nous avons bu, nous avons mangé, nous avons fait le tour des expositions proposées, nous avons discuté avec un artiste nommé Burt et nous avons fini dans un bar, toutes les quatre, à refaire le monde, une fois encore.
Je m’étais bien détendue. Mais de retour chez moi, je ne pus m’empêcher de penser à ces maudites photos. J’appellai Gilles et lui vidai tout mon sac. Ma jalousie le fit rire. Il déclara que ces photos n’existaient pas. J’avais rêvé, selon lui. Nous décidâmes donc de nous voir le lendemain afin de faire toute la lumière sur cette affaire.
Quand même, je n’étais pas folle, je savais bien ce que j’avais vu, de mes yeux vu.
Le lendemain, à peine arrivée chez lui, je me jetai sur son téléphone :
-" Ah ah, et ça c’est quoi ? hein ? ", éructai-je en lui montrant la première photo.
-" Oui, d’accord, j’ai une photo de mon ex, qui s’affiche lorsqu’elle m’appelle (parce qu’elle l’appelle encore le boudin ?). C’est vrai, mais c’est la seule. "
-" Ah ouais, et regarde, celle-ci, là, où cette pouffe porte un casque de moto ! "
Gilles éclata de rire :
-" Dis-moi, la ville en arrière plan, tu ne la reconnais pas ? Les bateaux là, le port, le VIEUX PORT… "
-" Euh, c’est…Marseille ? "
-" Oui ma chérie, et la pouffe au casque, si tu regardes bien c’est toi ! Souviens-toi, on avait loué un scooter pour visiter ta ville…"
Je sentis mes joues rougir de honte…
-" Bon, d’accord, là c’est moi. Mais le portrait, là, regarde cette grognasse elle a pris son air tout mielleux… "
Les yeux de Gilles faisaient des aller-retour entre la photo et mon visage :
-" Ma chérie, je crois que tu as un sérieux problème dans ta tête…là aussi, c’est toi… "
-" Mais n’importe quoi, je sais quand même me reconnaître sur une photo. Je ne suis pas débile, je connais ma tête, et ça c’est pas la mienne ! "
Il me demanda de regarder plus attentivement. Je commençais à douter. Cette bouche sensuelle, ce nez fin, ces yeux rêveurs…c’est vrai que peut-être…ah non, c’est impossible… Mon Dieu, mais…
LA POUFFE C’ETAIT MOI ! ! ! !
J’eus soudain envie de me faire toute petite. Je réalisai que j’avais un sérieux souci de représentation corporelle. Comment peut-on ne pas se reconnaître sur un portrait ?
Depuis ce jour, Gilles multiplie les plaisanteries à ce sujet…mais sincèrement, regardez cette photo, vous trouvez, vous, que je m’y ressemble ?